'Les Fossoyeurs' de Mourad Bourboune, au Troisième bureau du Théatre contemporain.
Les Fossoyeurs de Mourad Bourboune [Algérie]
L’histoire se déroule dans un hammam, lieu préposé à l’hygiène des corps et à la purification de l’âme. Dans le pays qui subit un sévère rationnement de l’eau, le va et vient de ce précieux liquide va rythmer la pièce avec les gargouillis, l’explosion ou le vrombissement des tuyauteries. Il n’y a ni héros ni miracle. Religion, patrie, respect dû aux martyrs de la Libération, tout est manipulé, trafiqué, mis au service d’une stratégie de la rapine. Ce n’est là qu’une fiction, bien sûr, où tout est le fruit de la seule imagination de son auteur. Une pièce comique. Evidemment.
Café des auteurs avec Mourad Bourboune et Jean-Marie Boëglin
Rencontre animée par Samuel Gallet
DISTRIBUTION
SI NACER : Jean-Vincent Brisa
MADAME : Nicole Vautier
CHIBANE : Philippe Saint-Pierre
JAMAL : Grégory Faive
MALIKA : Anne Rauturier
MOKHTAR : Stéphane Czopeck
SI MOUNIR : Bernard Garnier
EL KÉBIR : Michel Ferber
LAMIA : Hélène Gratet
L’OUVRIER : Thierry Blanc
Direction De Lecture Et Didascalies : Jean-Marie Boëglin
Équipe Technique & Scénographie : Catherine Calixte
Mise En Lumières : Karim Houari en collaboration avec Stéphane Rey et Julien Huraux régisseur du Théâtre 145
Les Fossoyeurs
Mourad Bourboune
PERSONNAGES
Si Nacer : propriétaire du hammam
Madame : épouse de Si Nacer
Chibane : affairiste
Jamal : étudiant, employé de Si Nacer
Malika : employée du hammam
Mokhtar : employé du hammam
Si Mounir : homme d’affaires et politicien
El Kébir : puissant chef de la mafia locale
Lamia : fille de Si Nacer et de Madame
L’Ouvrier
Le salon-salle de réception d’un hammam de la ville. L’entrée du hammam « proprement » dit se fait par une entrée latérale qui mène au sous-sol. On peut entendre les éclats de voix des clients qui entrent et qui sortent sans les voir. Parfois de la vapeur venant du sous-sol envahit le salon. Au-dessus du salon une estrade circulaire entourée d’un perron. Là se trouvent les chambres réservées aux soins « spéciaux ». Quand la pièce commence, nous sommes vendredi après-midi, jour de fermeture du hammam pour les hommes.
Madame : Mokhtar…Mokhtar…où est encore passé cet abruti…cet eunuque…et les clientes qui vont bientôt arriver…Mokhtar…Mokhtar où est donc passé cet empaffé…et les serviettes qui ne sont pas là…Et l’eau ? Y a de l’eau ? Malika !…Malika !…Nous allons bientôt ouvrir, et s’il n’y a pas d’eau ?
Une Voix : (répondant du sous-sol) Oui Madame
Madame : Y a de l’eau Malika ? T’entends ? Y a de l’eau ?
La Voix : Oui Madame
Madame : Beaucoup ? Y en aura assez pour demain ?
La Voix : Y en aura Madame, mais pour combien de temps ! Va savoir !
Madame : Bon ça va. (pour elle-même) J’ai branché le compresseur…c’est toujours ça que les voisins n’auront pas ! (elle s’assoit essoufflée). Ah ! J’en peux plus…c’est plus un métier pour moi. Qu’est-ce que j’ai été faire dans ce turbin…Avec le manque d’eau, à la longue, les gens ils s’habituent. Alors ils ne se lavent plus. Y a qu’à voir. Les odeurs ont envahi la ville. Les gens ils se reconnaissent à ça : au fumet de leur corps. Tiens, Chibane vient de passer. Ah Si Bachir n’est pas loin. C’est une science ça, la science des odeurs : paraît que certains arrivent à savoir ce que vous avez mangé rien qu’à votre odeur…aigrelette et pointue : vous avez mangé des grillades! Denses et fadasses, c’est les fayots! Amples et poivrées : ça c’est du ragoût. Acres et agressives, ça c’est les pommes de terre aux oignons. Terrible. Eh oui, c’est une science, comme pour les vins. Les vins pour les Roumis : ça c’est une sueur qui a de la robe et de la cuisse…celle-là elle a du corps et de la longueur… celle-là : un peu de tanin mais quel musc ! Mon mari il en sait long sur la question. Pas sur la sueur, quoique…non, sur les vins. Lui, il sent le tonneau. Quand il rentre saoûl, il me dit : c’est les odeurs ma mie, tu fais un tour en ville et tu reviens pompette pour pas un rond, qu’il dit ! Enfin bref on a eu la riche idée…on s’est mis dans le hammam, dans une ville où il n’y a pas d’eau et où personne ne se lave. J’ai écouté mon père : ma fille, il disait, choisis bien ton créneau, mets-toi là où il y a de la pénurie. Je me suis dit : ça manque d’eau : alors le hammam ! Et voilà. Une fille ne doit jamais écouter son père…Mais on se rattrape sur les à-côtés !
(Mokhtar entre, chargé d’une pile de serviettes)
Madame : Où est-ce que tu as encore été traîner tes fesses ?
Mokhtar : Mais Madame j’ai été aux serviettes
Madame : Ah c’est vrai j’ai oublié…on lave tout ici…sauf les serviettes. N’oublie pas d’en monter à Linda
Mokhtar : Non Madame, je commence par elle
Madame : C’est bien, c’est bien (en aparté) oui, il faut soigner les à-côtés. C’est la crise. (Elle se reprend) Malika !
La Voix : Oui Madame !
Madame : C’est le jour des femmes aujourd’hui, tu as prévenu la masseuse ?
La Voix Oui Madame !
Madame : Parce que j’ai la femme du député…la grosse…
Malika : Ah ! je vois
Madame : Tu vois rien du tout, elles sont toutes grosses
(Malika hausse les épaules et gagne l’escalier qui mène aux étages)
Madame : Il faut avoir l’œil à tout dans ce métier et ne pas s’en laisser conter par le petit personnel. Le métier est délicat…on est au contact des gens. Au contact, c’est le mot. Ils se montrent à vous dans leur vérité, tout nus. Avec leurs graisses, leurs rides, leurs verrues…tous leurs miasmes. Ils montrent tout, ils disent tout : c’est la confession des corps. J’encourage, je console : j’écoute les bobos du corps et les bobos de l’âme. Ils couvrent parfois toute la personne. Y a pas place pour autre chose. Ceux-là sont les plus fidèles, ils viennent ici comme pour prier. Pour rien au monde ils ne rateraient un office. Vous me direz : et quand il n’y a pas d’eau ? D’abord c’est une calomnie : y en a toujours un peu…pas pour tout le monde bien sûr. Il faut avoir choisi le bon branchement (elle fait le signe des billets qu’elle compte) et si c’est la vraie crise on s’arrange…quelques litres d’eau minérale font l’affaire. Il suffit de faire les gestes. Oui. Comme pour la prière. Ils viennent ici pour le rituel…Pas pour l’inondation quand même ! Mokhtar !
Mokhtar : (sa tête apparaît, au balcon, à l’étage) : Oui Madame !
Madame : Faut pas que j’oublie : l’inspecteur Khodja vient pour une spéciale. Tu préviendras Linda.
Mokhtar : Oui Madame !
Madame : (aparté) Faut être attentive à tout. C’est au sens du détail qu’on reconnaît les bonnes maisons. Le laisser-aller ça ne va pas avec le plaisir. Les gens s’imaginent que le plaisir c’est le désordre, le débraillé ! Non. Il faut écouter ceux qui savent : le vrai plaisir c’est l’ordre, le costume tiré à quatre épingles, même si ça se fait sans costume. La nudité sans manières, ça, ça fait débraillé. On entend un tremblement typique des tuyauteries sous la pression de l’eau…ce grondement se fait de plus en plus fort pour aboutir à un bruit de jet d’eau qui envahit toute la scène.
Malika : Elle arrive !
Mokhtar : Elle arrive !
Madame : Elle est là !
Tous ensembles : L’eau !
(Entre Si Nacer, légèrement éméché.)
Si Nacer : (à brûle-pourpoint) Tu sais ce que j’ai appris ?
Madame : Non, mais tu vas me le dire
Si Nacer : J’ai vu Loucif (il trébuche légèrement)
Madame : ça se voit (elle court pour l’aider et se bouche le nez) et ça se sent !
Si Nacer : Y a du nouveau ma mie…du changement dans l’air…que dis-je du changement, un bouleversement (il se rattrape à une chaise)
Madame : en attendant ne chamboule pas tout !
Si Nacer : tu veux que je te dise ?
Madame : (agacée) je n’attends que ça
Si Nacer : (s’affalant sur le sofa) on va restructurer…
Madame : (qui ne comprend rien) et ça fait mal ?
Si Nacer : (pontifiant) c’est un terme technique. C’est de l’urbanisme ça, ma mie. Ça veut dire : on rase tout et on reconstruit.
Madame : on rase ? et on rase quoi ?
Si Nacer : tout ! et notre quartier pour commencer
Madame : Allons mon ami, tu as pris un tremblement de terre dans ta tête. Je te l’ai déjà dit l’anisette du Bar du combattant est frelatée…elle passe pas dans l’estomac, elle va droit dans la tête.
Si Nacer : Puisque je te le dis…tout…ils vont raser tout !…
Madame : Allons donc !
Si Nacer : Puisque je te le dis : tout !
Madame : Tout ? Et nous avec pendant que tu y es ?
Si Nacer : Je te le dis (il montre les murs) dans six mois tout ceci ne sera qu’un tas de gravats…
Madame : Et ça te met en joie !
Si Nacer : réfléchis ma mie, réfléchis…on va rebattre les cartes, c’est le moment d’en profiter…
Madame : comment ça ? tu parles de belotte maintenant.
Si Nacer : C’est une image ma mie…on va rebattre les cartes…c’est à nous de récupérer des as...
Madame : Ah !
Si Nacer : Mais on va s’agrandir bien sûr…récupérer les terrains tout autour…creuser cinq… dix bassins…de quoi laver toute la ville…avec des chambres au-dessus, et un restaurant…les clients n’auront même pas besoin de sortir. Ils mangent, ils boivent, ils s’accoupleraient, ils dormiraient…
Madame : et ils mourront et nous les enterrerons !
Si Nacer : et pourquoi pas ? j’ai pas pensé à ça…les pompes funèbres, c’est à la mode. Ça rapporte, mourir en première classe pour épater le voisin…ah ma mie, tu as des idées quand tu veux. Nous ferons de grandes choses : tu vois d’ici : l’enseigne « Aux vapeurs de l’Orient » et plus bas : « Nous nous chargeons de tout ». On va pouvoir laver toute la ville : les immeubles, les hommes, les femmes, les animaux : tout…
Madame : (singeant Si Nacer) pour l’instant les vapeurs…
Si Nacer : (reprend ses esprits, se lève et arpente la pièce d’un pas martial) Ecoute ma mie, faut pas rater le méchoui, faut que nous prenions notre morceau. La municipalité veut rénover tout le quartier. On va tout raser, notre hammam y compris.
Madame : et ça te fait frétiller ?
Si Nacer : réfléchis…on va foutre en l’air toutes ces vieilleries, les habitants vont être relogés ailleurs, enfin certains, les autres se débrouilleront…il y aura un espace, un immense espace vide, tu entends, et nous au milieu nous serons prioritaires…
Madame : prioritaires…prioritaires de quoi ?
Si Nacer : nous avons un fonds de commerce, nous avons le droit de nous réinstaller.
Madame : et les habitants alors, ceux qui ont une maison, ils ne sont pas prioritaires ?
Si Nacer : Ah mais tu confonds tout, un fonds de commerce, c’est pas comme une maison.
Madame : Et pourquoi donc ?.
Si Nacer : parce qu’une habitation c’est pas un vrai capital. Le commerce, lui, il crée des richesses…tu…tu n’as aucun sens du management !
Madame : Ah !
Si Nacer : (exalté) donc on est prioritaires, avec nos appuis, on se taille un bon morceau et à nous « les Vapeurs de l’Orient » (pensif). Seulement y a un hic…
Madame : Ah !
Si Nacer : pour être vraiment prioritaires…les prioritaires des prioritaires…il faut remplir une condition. Madame Ah !
Si Nacer : oui…il faut être ancien combattant.
Madame : Et pourquoi ? nous ne le sommes pas encore ?
Si Nacer : non…mon dossier ça coince un peu…il n’a pas encore abouti…mais ça va venir…j’ai des appuis.
Madame : je ne sais pas pour toi, mais moi je n’ai pas arrêté de faire la guerre depuis que je suis née. (elle regarde son corps) Avec les petites choses que m’a données le Bon Dieu
Si Nacer : Ah tais-toi ! je parle pas de ça, je parle de LA guerre, la grande.
Madame : et pourquoi la mienne serait petite…j’aurais aimé t’y voir. A chacun sa guerre mon p’tit père.
Si Nacer : je t’ai dit de ne plus parler de ça. Tu me désobliges.
Madame : Ah ! désoblige…pourtant quand il a fallu manger et obtenir un crédit pour le hammam
Si Nacer : je ne dis pas mais à présent c’est du passé.
Madame : pourtant ce passé tu es assis dessus. S’il n’était pas là tu serais le cul par terre
Si Nacer : Ah mais ! tu vas te taire à la fin…(se calmant) je ne vois qu’une solution : faire aboutir au plus vite mon dossier ou bien…
Madame : ou bien ?
Si Nacer : ou bien m’associer avec quelqu’un qui l’a déjà
Madame : qui a quoi ?
Si Nacer : la carte de combattant grosse bête !
Madame : vaste programme mon ami. Explique tout ça à ta fille qui rentre de la fac. Moi j’ai une maison à faire tourner. Madame sort, entre la fille, Lamia, jeune fille habillée à la dernière mode occidentale. Elle a son portable à l’oreille.
Lamia : à plus dear, on se rappelle et on se fait une bouffe... à tchao bello (elle éteint son portable et change de ton) Bonjour papa. Je passe en coup de vent, je dois retourner à la fac.
Si Nacer ne répond pas. Il observe sa fille sous toutes les coutures, en fait le tour tout en l’examinant comme s’il la voyait pour la première fois.
Si Nacer : Ca, ma fille, tu es une vraie petite femme
Lamia : Ben oui je suis une femme…je ne suis ni un veau ni un poulet…
Si Nacer : une vraie petite femme. La fac…la fac…elles se terminent quand tes études ?
Lamia : comment ça, mais tu le sais ! j’en ai encore pour trois ans, si tout va bien…et pourquoi tu me tournes autour ? j’ai quelque chose qui ne va pas… ?
Si Nacer : au contraire ma fille, au contraire. Tu dis trois ans, tu ne trouves pas ça un peu long ?
Lamia : Mais papa, médecine c’est six ans, on n’a pas encore trouvé de raccourci.
Si Nacer : C’est parce qu’on n’a pas bien cherché. Je suis sûr qu’avec un bon piston…tout ce temps perdu !
Lamia : (protestant) papa !
Si Nacer : et le pays, tu y penses au pays, qui va le repeupler après la saignée qu’il vient de subir si vous vous mettez toutes à faire des études du berceau jusqu’à la tombe…où trouverez-vous le temps de…(il fait un geste suggestif) (il se reprend) qu’est-ce que je dis…
Lamia : (lui explique calmement) Papa, la guerre est finie depuis 50 ans, le pays a triplé sa population, il n’attend pas après moi pour pouponner
Si Nacer : la guerre n’est jamais finie, mets-toi bien ça dans la tête ma fille, si elle s’arrête c’est qu’elle rencontre une autre plus grosse qu’elle de guerre, ou que stratégiquement elle a décidé de devenir invisible. Il y a tous les jours de nouveaux héros et tous les jours de nouveaux anciens combattants…
Lamia : écoute papa je te laisse continuer ta guerre si ça t’amuse mais je suis pressée… (elle appelle) Malika !
(La tête de Malika apparaît à la balustrade du balcon)
Malika : c’est toi Lamia…bon.
Né en 1938 à Jijel (Algérie), Mourad Bourboune est directeur du journal “El Moudjahid” et Haut-Commissaire à la Culture au lendemain de l’indépendance (1962). Il prend ses distances avec le pouvoir et démissionne de tous ses postes en 1964. Il s’oppose au coup d’Etat du colonel Boumediene de juin 1965 et participe à la fondation de l’ORP (Organisation de la Résistance Populaire). Il vit actuellement entre Paris et Alger.
Il a publié deux romans : Le Monts des genêts (Editions Julliard) et Le Muezzin (Editions Christian Bourgois). Il est aussi l’auteur d’un recueil de poèmes : Le Pèlerinage païen (Editions Bouchène, Paris), ainsi que de nombreuses chroniques en Algérie et à l’étranger.
Il a écrit une dizaine de scénarios de films.
Les Fossoyeurs est sa première pièce de théâtre.